Introduction
Le livre de Peter Thier De Zéro à Un est passablement connu. Moins connu est le fait que ce livre doit son existence à un recueil de notes du cours de Peter Thiel à Stanford par Blake Masters.
En fait, les notes du cours sont à maints égards plus riches que le livre.
Vous ne serez pas surpris d’apprendre que le chapitre qui traite de la chance est le chapitre 13, intitulé « Vous n’êtes pas un ticket de loterie ».
Il s’agit de l’antithèse de l’idée selon laquelle le rôle du hasard est prépondérant dans nos vies. Dixit Taleb, dixit Gladwell. Cette idée est tellement dans l’air du temps que nous sommes peut-être allés un peu trop loin.
Pour Peter Thiel, l’anticonformiste par excellence, le rôle du talent est ce qui est le plus important.
Contre le hasard sauvage
Il serait merveilleux de pouvoir rejouer la création de Facebook 1000 fois et voir combien de fois l’histoire se termine par un succès. S’il y a une seule fin heureuse, alors c’est la chance qui domine, mais si 1000 fois sur 1000 l’entreprise réussit alors c’est le talent.
Bien sûr, il est impossible de faire cette expérience.
Le premier argument en faveur du talent, selon Thiel, est l’existence de succès à répétition : Steve Jobs a créé Apple, mais aussi Pixar et Next Computer avant de revenir chez Apple. Jack Dorsey a créé Twitter et Square. Elon Musk a participé à Pay Pal avant de fonder SpaceX et Tesla. On pourra objecter à Peter Thiel que ces personnes ne repartent pas exactement de zéro : elles disposent d’un capital conséquent, d’un réseau d’ingénieurs et d’investisseurs et surtout d’une réputation qui les précède.
D’après Thiel, la perception actuelle du hasard est une anomalie. Au 19e siècle et jusqu’aux années 1960, la chance était vue comme une force à dompter et non comme une fatalité. Il existe plusieurs versions de la même idée :
La chance d’avoir du talent ne suffit pas ; on doit avoir également le talent d’avoir de la chance.
Hector Berlioz
La chance naît de la rencontre de la préparation avec l’opportunité.
Sénèque
Je crois dur comme fer dans la chance et je constate que plus je travaille et plus en j’ai.
Thomas Jefferson
La fortune sourit aux audacieux.
Macchiavel
L’argument le plus intéressant de Thiel est que la perception erronée sur le rôle de la chance est entretenue par les entrepreneurs. Imaginons un instant que le fondateur d’une startup explique objectivement pourquoi sa réussite était prévisible et en quoi elle est principalement dû à son talent. Cet individu serait immédiatement cloué au pilori. L’idée que non seulement il existe d’importantes inégalités dans ce bas monde, mais qu’en plus certaines personnes sont capables de contrôler leurs chances est insupportable au commun des mortels.
Un cadre pour penser la chance
Une façon de réfléchir au rôle de la chance est d’examiner les attitudes face au futur.
Nous pouvons être optimistes ou pessimistes à propos du futur.
Nous pouvons, par ailleurs, imaginer le futur comme déterminé ou bien indéterminé. Dans une vision déterministe, le futur peut être connu et est contrôlable. Dans une vision non déterministe, le futur est impossible à prédire et incontrôlable.
Si l’avenir est indéterminé, vous ne savez pas à l’avance ce qui va marcher. Vous avez intérêt à vous diversifier. Cela veut dire avoir un portefeuille d’actifs diversifié, cela veut dire avoir des expériences hétéroclites dans votre CV.
Au contraire, si le futur est déterminé, il est payant d’avoir de fortes convictions et de s’y investir complètement.
Déterminé | Non déterminé | |
Optimiste | USA années 50 et 60 | USA après 1980 |
Pessimiste | Chine présent | Japon après 1990 Europe présent |
Par exemple, dans le tableau ci-dessus, les Chinois pensent que l’avenir sera plus sombre que le présent (pessimisme) et c’est d’ailleurs ce qui explique leur fort taux d’épargne. D’un autre côté, même si l’avenir n’est pas brillant, ils s’y préparent de façon ordonnée.
Dans un environnement indéterminé comme le nôtre, l’argent prend une importance disproportionnée. Comme on ne sait pas de quoi demain sera fait, l’optionnalité qu’offre l’argent est d’autant plus intéressante.
Moment Gestalt
Selon la philosophie de l’avenir qui domine, les secteurs de l’économie, les outils et les méthodes qui s’imposeront seront différents.
Peter Thiel donne ces exemples :
- Dans un monde déterminé, le calcul différentiel domine. Dans un monde indéterminé, ce sont les statistiques.
- Dans un monde déterminé, la technique est prépondérante. Dans un monde indéterminé, les processus sont plus importants.
Son propos semble expliquer l’évolution du profil des dirigeants d’entreprise depuis trois quarts de siècle. Après la Seconde Guerre mondiale, les dirigeants étaient surtout des ingénieurs. Depuis les dernières décennies, il s’agit de financiers et de vendeurs.
Dans un monde indéterminé, on ne sait pas ce qui va marcher, mais la distribution est essentielle de même que la performance financière.
L’approche de Peter Thiel consiste à dire : et si tout le monde se trompait, s’il existait des choses qui sont prévisibles et qu’on pouvait contrôler dans une large mesure les événements ?
Même si Peter Thiel ne développe pas ses conclusions, voici quelques implications. Dans un monde où la plupart des gens ne savent pas où ils vont, vous avez moins de concurrence si vous avez des convictions. Dans un monde où la plupart des gens ne savent pas où investir leur argent, vous avez accès à du capital bon marché pour votre projet. De nos jours, les gens poursuivent des idées stupides en bonne conscience tant qu’ils respectent les procédures… et rien ne vous oblige à les imiter.
Politique
Dans un monde indéterminé, les politiciens se tournent vers les sondages pour se positionner. Plus personne ne réfléchit sur l’avenir et comment le construire.
Thiel donne l’exemple de Mc Cain qui s’est basé sur les sondages pour choisir Sarah Palin comme colistière pour la présidence des États-Unis. En effet, les sondages indiquaient que Sarah Palin avait un taux d’approbation de 80% dans l’Alaska. Mais personne n’avait pris la peine d’essayer de comprendre d’où venait ce pourcentage élevé. En fait, l’Alaska offre des bonus à ses résidents grâce aux revenus du pétrole… Cela n’avait donc rien à voir avec les qualités intrinsèques de Sarah Palin. Mc Cain a réalisé son erreur par la suite.
A notre époque, l’épisode du virus de ces deux dernières années est sans doute du même ordre. Les décisions prises ne l’ont pas été sur des bases rationnelles mais sur des sondages dont les résultats étaient eux-mêmes influencés par l’hystérie médiatique.
Nos sociétés, à la suite des crises financières à répétition, paraissent évoluer vers davantage de pessimisme. Depuis le début des années 2000, on parle de plus en plus de déclassement, de déclinisme, de collapsologie. À force d’imaginer que le pire est inévitable, il risque bien d’arriver.
Culture et startups
La notion d’un futur indéterminé a des conséquences.
Par exemple, il n’y a plus vraiment de grands projets de travaux publics en Occident depuis des décennies. En effet, on n’est plus si sûrs qu’on trouvera l’idée aussi bonne l’année prochaine.
Le darwinisme va comme un gant à la vision indéterminée et optimiste. Tout y est question d’amélioration incrémentale, et peu importe que le résultat final ne soit pas optimal.
Dans le même ordre d’idée, les villes se développent de façon incrémentale sans plan d’ensemble. Los Angeles aurait pu être une ville magnifique si seulement elle avait été construite au début du 20e siècle. Au lieu de cela, la ville s’est développée selon le chemin de moindre résistance en s’étalant sur de grandes distances.
Comment s’étonner alors que l’entrepreneuriat ne soit pas non plus infecté par ces idées ? Le darwinisme fonctionne bien sur des millions d’itérations, pas sur le court laps de temps d’une startup. Les tests A/B pour établir les préférences des utilisateurs prend beaucoup plus de temps que de faire directement un design soigné qui va plaire aux consommateurs.
L’indétermination est surtout une excuse pour ne pas avoir de plan.