Talent vs chance : la pratique délibérée

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Introduction

Dans leur étude, Giftedness and evidence for reproducibly superior performance: an account based on the expert performance framework, Ericsson, Roring et Kiruthiga se proposent de répondre à une question à la fois simple et importante qu’on pourrait résumer comme suit :

Est-ce que n’importe qui en bonne santé peut s’entraîner pour grimper l’Everest ?

En termes plus techniques, leur papier cherche à identifier si la performance est le résultat d’une pratique assidue ou d’une prédisposition naturelle, i.e. génétique. De plus, les auteurs ne se limitent pas aux sports mais considèrent aussi les performances dans les arts et les sciences.

Mesurer la performance

Une difficulté importante est de définir scientifiquement ce qu’on appelle une « performance supérieure ». Malheureusement, la performance est souvent évaluée socialement, soit par un groupe d’experts soit par le public. Cependant, de nombreux travaux scientifiques ou artistiques ont été dédaignés à leur époque pour être redécouverts bien plus tard. Inversement, certaines œuvres acclamées par leurs contemporains sont tombées dans l’oubli.

Comme cela a été démontré de nombreux travaux, l’expérience professionnelle n’est pas synonyme d’un meilleur jugement. Par exemple, la qualité du diagnostic suite à l’examen de radiographies se dégrade progressivement après la sortie de l’école de médecine. D’autre part, les experts apparaissent fortement influencés dans leurs jugements par des critères subjectifs : l’apparence physique, le genre et la réputation de l’artiste ou de l’athlète. Même la sélection des articles scientifiques après revue par les pairs semble fortement influencée par la réputation de l’auteur et par l’appartenance à une même école de pensée.

Plusieurs approches existent pour mesurer plus objectivement la performance :

  • Mesure objective, par exemple le temps pour le 100 mètres
  • Mesure relative, par exemple les classements à la suite de compétitions de tennis ou d’échec
  • Des tests prédictifs, par exemple le diagnostic posé sur la base de certaines radiographies, la prédiction d’un joueur de football sur les actions entreprises par d’autres joueurs dans des enregistrements vidéo.

Notez la parenté des tests prédictifs avec les tests de QI : des épreuves standardisées dont les résultats sont sensés être corrélés avec un niveau d’habileté.

Toutes ces méthodes supposent une reproductibilité de la performance mesurée. Par exemple, les conseils pour l’investissement boursier ou l’évaluation de la qualité d’un vin ne rencontrent pas ce critère de reproductibilité.

Créativité

Il n’y a pas de performance plus remarquable que celle qui consiste à créer quelque chose de nouveau. Malheureusement, les découvertes d’importance sont relativement rares et il est impossible de demander à leurs auteurs de les reproduire.

Comme expliqué abondamment dans le livre de Root-Bernstein, ce n’est pas l’homme qui fait la découverte, c’est la découverte qui trouve l’homme. Autrement dit, les découvertes sont le fait de ceux qui détiennent à un moment donné la bonne combinaison de savoirs. C’est ce qui explique aussi pourquoi une même découverte scientifique est faite indépendamment et à peu près au même moment par plusieurs chercheurs.

Une expérience avec des étudiants a permis d’établir qu’avec les connaissances dont disposait Kepler, certains des participants étaient capables de reproduire les mêmes résultats.

Il semblerait donc que pour faire de nouvelles percées, il soit essentiel de connaître toutes les idées pertinentes qui ont été générées, ne serait-ce que pour ne pas redécouvrir des principes déjà établis.

Quelques observations

L’étude contient un certain nombre d’observations intéressantes :

  • La mémoire à court-terme peut être considérablement améliorée par des exercices, indépendamment du bagage génétique. De toute évidence, le développement de techniques de mémorisation donne des résultats très supérieurs à un éventuel avantage génétique si celui-ci existe.
  • L’accès aux outils pour la peinture, la musique etc. sont des prérequis pour l’expression du talent.
  • Les artistes experts sont meilleurs que les amateurs pour reproduire une image
  • Les musiciens experts sont meilleurs pour interpréter l’œuvre de quelqu’un d’autre
  • Les musiciens expérimentés sont meilleurs pour lire et interpréter sur le champ les compositions musicales
  • Le pic de performance est atteint généralement à la fin de la vingtaine dans les sports, et dans la trentaine ou la quarantaine pour les arts et les sciences.
  • L’amélioration des performances est graduelle. Il n’y a pas de preuve d’une progression spectaculaire en un court laps de temps, ni d’une maîtrise exceptionnelle sans une longue pratique assidue.

Méthodologie

Les auteurs prétendent étudier la performance en identifiant d’abord les individus qui ont des résultats supérieurs et reproductibles. Ensuite, il s’agit d’étudier les mécanismes à l’œuvre qui expliquent leur performance supérieure.

Cette approche rappelle celle utilisée par des auteurs spécialisés en gestion d’entreprise. Dans un premier temps, ils identifient les entreprises exceptionnelles selon un certain critère avant d’essayer de comprendre ce qu’elles font de différent. Cette approche est sévèrement critiquée dans Are “Great” Companies Just Lucky?.

En effet, en sélectionnant les personnes avec les meilleurs résultats, l’échantillon ainsi constitué pourrait contenir une large proportion d’individus chanceux.

En fait, comme le suggère Michael Mauboussin, il serait beaucoup plus sensé d’identifier une stratégie donnée et de voir si elle contribue au succès.

Un point très intéressant, qui a d’ailleurs été l’objet d’un livre de Malcolm Gladwell, indique qu’il faut environ 10000 heures d’une pratique délibérée pour devenir un expert. Les auteurs citent, par ailleurs, une étude de Von Karolyi et Winner qui suggère plutôt que c’est parce que la personne n’a pas le talent qu’elle n’est pas portée à aller jusqu’à 10000 heures de pratique. Comme la poule et l’œuf, est-ce le talent qui cause la pratique ou la pratique qui cause le talent?

Les auteurs penchent pour la deuxième possibilité mais avec comme seul argument que la pratique délibérée n’est pas une activité plaisante en soi. Autrement dit, ceux qui vont plus loin dans la pratique ont une psychologie différente : plus concentré, plus engagé, plus déterminé.

Pourtant, il existe une façon de résoudre ce dilemme. Comme Nancy L. Segal le rapporte dans son livre Twin Misconceptions, l’étude des vrais jumeaux a apporté une réponse claire et définitive à la question : le mariage prolonge la vie ou bien une meilleure santé prolonge-t-elle la vie? – Le mariage est bon pour la santé, en général.

Pratique délibérée

Les auteurs détaillent ce qui se passe lors d’une pratique délibérée, qu’il s’agisse de gymnastique ou de toute autre activité :

  • La pratique délibérée requiert une attention et une concentration complètes
  • Les athlètes de haut niveau passent une proportion plus importante de leur temps sur des mouvements difficiles ou pénibles que les athlètes de moins bon niveau
  • Dans certains sports comme l’haltérophilie ou la natation, la pratique a pour objet de développer la puissance physique et une exécution plus rapide d’une séquence de mouvements.
  • Même dans les sports, la performance est davantage le résultat de l’acquisition de représentations cognitives qui prépare les athlètes à toutes sortes de situations
  • Une étude portant sur les dactylographes a montré que les meilleurs scannent le texte à venir pendant qu’ils tapent à la machine afin de se préparer aux prochaines touches à presser.
  • Pratiquer l’activité au maximum d’intensité permet de découvrir des points faibles qui n’auraient pas été détectés autrement.

Limites à l’amélioration

Les auteurs reconnaissent certaines limites à l’amélioration des performances. Mais leur parti pris ne leur fait considérer que des limites non génétiques :

  • Les immigrants ont de la difficulté à parler couramment la langue de leur pays d’accueil.
  • Certaines aptitudes sportives, comme la flexibilité des articulations pour le ballet ou le lancer de balle au baseball ne peuvent être acquise qu’avant l’adolescence par une pratique intensive.
  • La capacité à identifier les notes de musique isolées est possible entre 3 et 5 ans lorsque les stimuli sont encodés dans le cerveau en valeur absolue (et non relativement à d’autres stimuli).
  • Les techniques fondamentales sont plus facilement acquises par de jeunes élèves que des élèves plus âgés qui doivent se défaire de techniques non fondamentales (apprentissages ludiques).
  • Le phénomène des prophéties autoréalisatrices : certains enfants semblent doués pour des raisons sans rapport avec le talent et de ce fait, ils bénéficient d’opportunités fermées aux autres.
  • Dans le contexte professionnel, de nombreux employés restent très au-dessous de leur capacité maximale de production car peu incités à se dépasser.
  • Toujours dans le contexte professionnel, les salariés améliorent leur performance lorsqu’ils ont des tâches bien définies, de la rétroaction et de nombreuses opportunités de raffiner leur prestation par la répétition.
  • Mozart a bénéficié de voyages dans toute l’Europe où il a pu apprendre des meilleurs maîtres et être exposé aux dernières nouveautés. Tout ceci lui a permis de maintenir la supériorité de son art.
  • La vitesse d’apprentissage n’est pas la même selon les individus, possiblement du fait d’un plus grand niveau d’engagement et de concentration.

Autres commentaires

Les auteurs insistent sur le fait que les tests de QI ne servent qu’à mesure la capacité à réussir les tests de QI. De tels tests n’ont que de peu pouvoir prédictif sur la performance y compris dans les sciences. Si l’on y regarde de plus près, ce ne sont pas les plus hauts QI qui font avancer leur discipline mais ceux au parcours le plus atypique.

Une autre remarque intrigante est la faible représentation des jumeaux (vrais ou faux) parmi les personnalités éminentes des sports, des arts, et des sciences. Malheureusement du fait leur faible représentation, il est difficile de déterminer la part génétique dans le succès.

Finalement, les auteurs remarquent avec justesse que les résultats sportifs d’il y a un siècle sont ceux d’amateurs à notre époque. Ils oublient de dire que nos performances semblent avoir atteint une asymptote. Chaque nouveau record constitue un gain infime par rapport au précédent.

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