Il n’y a pas entre les hommes de différence, d’intelligence ou de race aussi profonde que la différence entre malades et bien portants.
– F. Scott Fitzgerald, Le Grand Gatsby
Le succès : un minimum de talent et un maximum de chance
Il n’y a pas d’individu dix fois plus grand ou dix fois plus rapide qu’un autre, c’est un fait.
Pourtant, les 1% les plus riches détiennent autant de patrimoine que tout le reste de la planète réuni. Comment cela est-il possible? Il faut croire que d’autres mécanismes sont à l’œuvre qui n’ont rien à voir avec le mérite ou le travail.
Le papier de A. Pluchino, A. E. Biondo et A. Rapisarda vient apporter quelques éléments de réponse à l’aide de simulations avec agents. La principale conclusion de l’étude est que, certes un certain talent est nécessaire pour réussir, mais qu’en général ce ne sont pas les personnes les mieux dotées qui réussissent, mais celles qui ont le plus de chance.
Il s’agit là d’une thèse en vogue qui a été abondamment traitée, par exemple, dans Le hasard sauvage de Nicholas Nassim Taleb, et dans Tous winners de Malcolm Gladwell ou encore l’Équation du succès de Michael Mauboussin. Selon ces auteurs, le hasard aurait beaucoup plus d’influence que généralement reconnu, en particulier pour ce qui concerne l’argent. Évidemment, cela heurte notre perception que les sociétés occidentales sont méritocratiques.
Présentation du modèle
Le modèle proposé par les auteurs est assez simple. Chaque agent dispose d’un certain niveau de talent. La plupart possède un talent un peu en dessous ou un peu au-dessus de la moyenne. Seul un petit nombre se distingue par un talent très supérieur ou très inférieur à la moyenne, comme dans la vraie vie.
Initialement, chaque individu dispose du même capital. Le capital évolue ensuite sur 80 périodes de 6 mois où la chance et le talent vont interagir pour influer sur la réussite des agents.
Les agents sont par ailleurs disposés aléatoirement sur une carte en forme de carré et leur position reste fixe. Le bon ou mauvais sort est figuré sous la forme de cercles qui se déplacent sur la carte à chaque période. La distance parcourue est toujours la même et seule la direction est aléatoire, un peu comme un ivrogne qui titube dans la rue…
Si un agent est touché par le mauvais sort, son capital est divisé par deux automatiquement. Si un agent est touché par le bon sort, son capital est multiplié par deux avec une probabilité qui dépend de son talent. Dans ce dernier cas de figure, l’idée est que l’agent qui a du talent est davantage capable de transformer une opportunité en succès qu’un agent médiocre.
Un agent peut aussi ne pas être touché par un cercle, auquel cas son capital restera inchangé.
Pourquoi le talent n’est pas récompensé
Nous connaissons tous la loi des séries, qui peut se décliner de manière négative ou positive : « un malheur n’arrive jamais seul » ou « le succès appelle le succès ». La simulation reflète bien ce phénomène.
Par exemple, quelqu’un qui a été touché par le mauvais sort a plus de chance d’être retouché par le mauvais sort à la période suite puisque le cercle est encore dans les parages…
Comme indiqué plus haut, le modèle donne une prime au talent. Mais cela n’est vrai que lorsqu’un ou plusieurs événements chanceux se produisent pour l’agent. C’est pourquoi, malheureusement, quelqu’un qui a énormément de talent, mais peu d’opportunités sera limité dans sa performance.
Cela nous semble réaliste. En fait, il existe certainement des gens dans les pays sous-développés dont le potentiel est du même ordre que celui de Elon Musk, Albert Einstein, ou Oprah Winfrey mais qui n’ont jamais eu la possibilité de devenir tout ce qu’ils pouvaient devenir.
Si nous nous plaçons du point de vue d’un individu, nous pouvons tirer une autre leçon. Pour que le talent puisse produire son plein effet, il faut multiplier les occasions de le mettre à l’épreuve. Jeff Bezos ne dit rien d’autre, d’ailleurs, lorsqu’il suggère qu’une entreprise devrait maximiser son taux d’échec par unité de temps. En effet, un taux d’échec élevé par unité de temps signifie qu’un grand nombre d’expérimentations a été réalisé, ce qui devrait permettre de voir arriver un premier succès plus rapidement.
Discussion des conclusions des auteurs
Dans le vrai monde, le talent est difficile à évaluer. L’approche pour le mesurer est d’observer la performance passée, qui d’après le modèle des auteurs, est principalement attribuable à la chance. Autrement dit, le système méritocratique aura tendance à récompenser ceux qui ont eu de la chance plutôt que ceux qui ont du potentiel.
Les auteurs fournissent d’ailleurs un certain nombre de références crédibles à l’appui de leurs conclusions dans le domaine de recherche scientifique ou de la gestion d’entreprise.
Cependant, les auteurs vont plus loin à partir de leur modèle, peut-être un peu trop loin du reste.
Pluchino et consorts, emploient leur modèle pour évaluer la meilleure stratégie de distribution des fonds pour la recherche. D’après leur modèle, la façon optimale d’allouer les fonds est de les partager à part égales entre les agents!
Nous trouvons ceci très discutable pour ces raisons :
- Certaines recherches aboutissent à cause des moyens mobilisés, comme le projet Manhattan ou Apollo 11. Une répartition équitable éliminerait les projets les plus ambitieux.
- Les auteurs supposent que les agents sont de bonne foi et recherchent le succès. Or, beaucoup de gens sont très satisfaits d’être payés à ne rien faire.
- Les auteurs supposent implicitement qu’il n’est pas possible d’identifier le potentiel des chercheurs. Cependant, comme indiqué dans Range: le règne des généralistes, les hauts potentiels ont parfois des caractéristiques identifiables, par exemple dans leurs habitudes.
- Si vraiment une répartition à parts égales des fonds était la panacée pour la recherche scientifique, elle devrait l’être aussi pour le capital-risque qui a des caractéristiques similaires (i.e. beaucoup d’appelés, peu d’élus). Or, la stratégie qui consisterait à allouer des parts égales à des startups, dont une très grande partie va disparaître ne semble pas avisée. Plus précisément, selon Peter Thiel, il ne faudrait investir que dans des entreprises qui ont le potentiel de retourner la valeur de l’ensemble du fonds.
En résumé, si le modèle est pertinent pour souligner l’influence de la chance sur le succès, il ne peut pas être utilisé aveuglément pour faire des prescriptions. Notre suggestion aux auteurs : qu’ils utilisent leur propre argent pour financer à parts égales les recherches de leurs collègues, par exemple en Argentine.